Leadership et management selon la Harvard Business Review VII
https://le-club-des-investisseurs.com/wp-content/uploads/2020/08/pexels-fauxels-3183197-1024x683.jpg 1024 683 Le Club Des Investisseurs Le Club Des Investisseurs https://le-club-des-investisseurs.com/wp-content/uploads/2020/08/pexels-fauxels-3183197-1024x683.jpg(Article basé sur l’ouvrage anthologique Le Leadership, préfacé par Franck Riboud)
La Harvard Business Review réédite régulièrement certains articles devenus aujourd’hui des « classiques ». Ceux-ci remontent parfois jusqu’aux années 70, mais sont pour la plupart toujours riches d’enseignement. Cette sélection de huit d’entre eux, traduite et compilée par Nouveaux Horizon, s’attache, à travers les témoignages de divers experts, à dessiner les contours de la notion de leadership, et rappelle s’il était besoin qu’il y a autant de manières de concevoir le leadership qu’il y a de leaders et d’entreprises, et les nombreuses leçons que l’on peut en tirer s’adaptent sans peine au cabinet-entreprise tel qu’il est indispensable de le concevoir aujourd’hui.
VII. Le leadership en tant que travail (Ronald A. Heifetz et Donald L. Laurie)
Ronald A. Heifetz développe depuis de nombreuses années une théorie du leadership et une méthode de développement du leadership visant à mettre au point une stratégie et des tactiques de mobilisation du travail adaptatif dans les domaines politique, économique et associatif. Précédemment directeur du groupe de recherche et développement Cor Associates et instructeur clinique en psychiatrie à Harvard Medical School, il travaille avec de nombreux leaders de l’administration et de l’industrie. Il est l’auteur d’un ouvrage très favorablement accueilli, Leadership Without Easy Answers (The Belknap/Harvard University Press, 1994), dont cet article est en partie tiré.
Donald L. Laurie est fondateur et directeur général de la firme de conseil en management Laurie International Limited et intervient pour des clients concernés par la mise au point d’une architecture stratégique, la gestion du changement et l’amélioration de la qualité du leadership. Son travail de recherche The Work of the Leader (1998), portant sur les directeurs généraux de grands groupes, a été largement salué par les chefs d’entreprise aux États-Unis et en Europe.
Pour rester en vie, Jack Pritchard devait changer de vie. Les médicaments et un triple pontage pouvaient l’aider, avait dit le cardiologue, mais aucune réparation technique n’aurait pu le dispenser de modifier ses vieilles habitudes. Il devait cesser de fumer, améliorer son régime alimentaire, bouger davantage et prendre le temps de se relaxer, en veillant à respirer plus profondément chaque jour. Son médecin lui apporterait compétence technique et soutien moral, mais lui seul pouvait adapter son mode de vie pour améliorer sa santé sur le long terme. Le médecin était confronté à une tâche de leadership : mobiliser le patient pour qu’il apporte à son comportement les changements nécessaires. Jack Pritchard était confronté à une tâche d’adaptation: déterminer quels changements spécifiques effectuer et comment les introduire dans sa vie quotidienne.
Les problèmes qui se posent aujourd’hui aux entreprises sont similaires à ceux rencontrés par un médecin devant amener un patient à changer ses habitudes pour améliorer son état de santé. Elles doivent relever des défis adaptatifs. Dans le monde entier, sociétés, marchés, clients, concurrents et technologies évoluent, obligeant les entreprises à clarifier leurs valeurs, développer de nouvelles stratégies et assimiler de nouveaux modes de fonctionnement. Souvent, la tâche la plus difficile pour les leaders dans cette démarche de changement consiste à mobiliser toute l’entreprise autour du travail adaptatif.
Un tel travail est nécessaire quand nos convictions profondes sont remises en cause, quand les valeurs qui ont fait notre succès deviennent moins pertinentes, quand des points de vue légitimes mais contradictoires apparaissent. Les problèmes d’adaptation sont souvent des problèmes systémiques pour lesquels il n’y a pas de réponses toutes faites. Il est donc essentiel de mobiliser l’entreprise pour qu’elle adapte ses comportements aux nouveaux contextes de son activité. Toute entreprise qui ne s’adapterait pas serait aujourd’hui condamnée. Et obtenir de son personnel qu’il accomplisse le travail d’adaptation est bel et bien la marque du leadership dans un monde concurrentiel. Pourtant, les dirigeants ont beaucoup de mal à assumer un réel leadership. Les auteurs voient deux raisons à cela. D’abord, pour qu’il y ait changement, ils doivent rompre avec un schéma de comportement acquis de longue date : l’apport du leadership sous forme de solutions. Cette tendance est tout à fait naturelle, mais quand l’entreprise est confrontée à un défi adaptatif, la responsabilité de la résolution des problèmes doit se déplacer vers ses collaborateurs. Les solutions à un tel défi résident non dans le bureau directorial mais dans l’intelligence collective des salariés de tous niveaux. Ces derniers doivent se considérer les uns les autres comme des ressources, souvent sans tenir compte des frontières, et trouver eux-mêmes comment accéder à ces solutions. En second lieu, l’adaptation est perturbante pour ceux qui la vivent. Il leur faut accepter des fonctions, des relations, des valeurs et des méthodes de travail nouvelles. Beaucoup de salariés rechignent devant les sacrifices exigés d’eux et demandent aux dirigeants d’assumer les problèmes à leur place. Mais ces attentes doivent être désapprises. Au lieu de les satisfaire en apportant des solutions, les leaders doivent poser les vraies questions. Au lieu de protéger leurs collaborateurs des menaces externes, ils doivent laisser la morsure du réel les pousser à s’adapter. Au lieu de les orienter vers leur nouveau rôle, ils doivent les désorienter de sorte que de nouvelles relations puissent se développer. Au lieu d’étouffer les conflits, ils doivent mettre à jour les problèmes. Au lieu de maintenir des normes, ils doivent remettre en cause les méthodes de travail et aider leur entourage à distinguer les valeurs immuables des pratiques historiques dont il faut se débarrasser.
Les six principes directeurs du travail adaptatif
Les auteurs proposent donc six principes pour guider le travail adaptatif : se « tenir au balcon », déterminer l’enjeu de l’adaptation, canaliser l’angoisse, maintenir une attention disciplinée, faire revenir le travail vers la base et protéger la voix du leadership d’en bas.
Se tenir au balcon
Si Earvin « Magic » Johnson a été un exceptionnel capitaine d’équipe de basket-ball, c’est en partie parce qu’il était capable de se donner à fond tout en gardant une vision globale du match, comme s’il se tenait dans une tribune de presse ou sur un balcon dominant le terrain. D’autres joueurs, eux, n’arrivent pas à distinguer les grandes caractéristiques des matchs, sans doute parce qu’ils sont si engagés dans le jeu qu’ils se laissent emporter. La rapidité du mouvement, les contacts physiques, les cris du public et le feu de l’action accaparent leur attention. Rares sont les sportifs qui voient le coéquipier libre à qui faire une passe, l’adversaire non marqué ou le jeu collectif de l’attaque et de la défense. Des joueurs comme Johnson surveillent ces détails et agissent en conséquence.
Les leaders doivent être capables de distinguer les grandes caractéristiques d’une situation comme s’ils regardaient du balcon. Être pris au milieu de l’action ne leur apporte rien. Ils doivent discerner le contexte favorable à l’action, ou le créer. Il leur incombe de sensibiliser les salariés à l’histoire de l’entreprise et à ses réussites passées, de leur donner une idée des forces du marché aujourd’hui à l’œuvre et de leur faire prendre conscience que chacun doit contribuer à forger l’avenir. Les leaders doivent être capables de discerner les conflits de valeurs et de pouvoir, de repérer les comportements d’évitement du travail et de surveiller toutes les autres réactions au changement, positives ou négatives.
S’il n’est pas capable de passer alternativement du terrain au balcon, de réfléchir quotidiennement et en permanence à toutes les manières dont les habitudes de l’entreprise peuvent ruiner son travail adaptatif, le leader devient vite prisonnier du système sans le savoir. Les dynamiques du changement adaptatif sont bien trop complexes pour qu’un leader qui ne quitterait pas le terrain de jeu puisse les suivre, sans même parler de les influencer. Se tenir au balcon est donc un préalable aux cinq principes suivants.
Définir le défi adaptatif
Un léopard qui tourne autour d’une bande de chimpanzés trouve rarement un animal isolé. Les chimpanzés savent écarter ce genre de menace. Mais face à un chasseur armé d’un fusil automatique, leur réaction routinière n’est plus la bonne. Ils risquent l’extinction dans un monde de braconniers, tant qu’ils n’auront pas trouvé la bonne réaction à la nouvelle menace. De même, les entreprises incapables d’apprendre vite à s’adapter aux nouveaux problèmes risquent aussi l’extinction à leur manière.
Songeons au cas bien connu de British Airways. Devant les changements révolutionnaires intervenus dans l’industrie du transport aérien au cours des années 1980, le directeur général d’alors, Colin Marshall, avait pris conscience qu’il fallait transformer sa compagnie, surnommée BA Bloody Awful (BA = Bougrement Affreuse) par ses propres passagers, pour apporter aux clients un service exemplaire. Il avait compris aussi que, pour accomplir cette ambition, il faudrait avant tout faire évoluer les valeurs, les pratiques et les relations de toute l’entreprise. Si ses collaborateurs ne sortaient pas de leurs silos fonctionnels et s’efforçaient de plaire à leur patron plutôt qu’à leurs clients, la société n’avait aucune chance de devenir The World’s Favourite Airline (« la compagnie aérienne que le monde préfère »). Marshall avait besoin d’une organisation appliquée à servir les gens, qui marcherait à la confiance, respecterait l’individu et pratiquerait le travail d’équipe par-delà ses frontières internes. Il fallait transformer les valeurs de British Airways. Le personnel devait apprendre à collaborer et à acquérir un sens collectif de ses responsabilités dans l’orientation et les performances de la compagnie. Marshall définit ainsi le défi adaptatif essentiel : faire naître la confiance dans l’ensemble de l’organisation. À notre connaissance, il a été l’un des premiers dirigeants à considérer que la priorité était de créer la confiance.
Pour diriger British Airways, Marshall devait amener son équipe de direction à comprendre la nature de la menace née du mécontentement des clients ; le défi était-il technique ou adaptatif ? Des conseils d’experts et des ajustements techniques des routines élémentaires suffiraient-ils, ou faudrait-il que tous les salariés apprennent de nouvelles méthodes, acquièrent de nouvelles compétences et se mettent à travailler collectivement ? Marshall et son équipe entreprirent une analyse des problèmes plus détaillée. Ils cherchèrent dans trois directions. D’abord, ils écoutèrent les idées et les préoccupations exprimées à l’intérieur comme à l’extérieur de l’organisation, en discutant avec les équipages en vol, en visitant le centre de réservation de New York et ses 350 collaborateurs, l’aire de traitement des bagages à Tokyo ou le salon d’attente de tous les aéroports où ils avaient l’occasion de se trouver. Leurs questions essentielles étaient les suivantes : Quelles valeurs, convictions, attitudes ou comportements faudrait-il changer pour progresser ? Sur quoi recentrer les priorités, les moyens et les énergies ? Quels sacrifices faudrait-il faire, et qui les ferait ? Puis Marshall et son équipe se dirent que les conflits étaient des indices, des symptômes de problèmes d’adaptation. Leur mode d’expression d’une fonction à l’autre n’était qu’un épiphénomène : il restait à diagnostiquer le conflit sous-jacent. Les querelles autour de questions apparemment techniques telles que procédures, horaires ou rattachements hiérarchiques témoignaient en fait de conflits plus profonds sur les valeurs et les normes. En troisième lieu, Marshall et son équipe se lancèrent dans un exercice d’introspection, conscients d’incarner les défis auxquels l’entreprise était confrontée. Au début de la transformation de British Airways, les conflits de valeurs et de normes remontaient inutilement vers la direction générale, compliquant les arbitrages et la collaboration entre fonctions et unités dans le reste de l’entreprise. Aucun dirigeant ne saurait ignorer que son équipe reflète le meilleur et le pire des valeurs et normes de l’entreprise et représente donc un champ d’exploration du travail adaptatif à accomplir.
Ainsi, la clarification de son défi adaptatif a joué un rôle crucial dans l’effort de British Airways en vue de devenir The World’s Favourite Airline. Pour qu’une telle stratégie puisse réussir, il fallait que les leaders de l’entreprise connaissent leurs collaborateurs et les sources de conflit potentielles, et qu’ils se connaissent eux-mêmes. Marshall avait compris que le développement d’une stratégie exige lui-même un travail adaptatif.
Canaliser l’angoisse
Le travail adaptatif génère de l’angoisse. Avant de leur faire affronter des défis auxquels il n’existe pas de solutions toutes prêtes, le leader doit comprendre que les gens ne peuvent apprendre qu’à un certain rythme. En même temps, ils doivent ressentir la nécessité d’évoluer au fur et à mesure que le réel apporte de nouveaux défis. L’excès de stress les bloque, mais son élimination totale les priverait de l’aiguillon nécessaire pour accomplir le travail adaptatif. Le leadership est sur le fil du rasoir : au leader de trouver un équilibre délicat tel que son personnel éprouve le besoin de changer sans se sentir écrasé par lui.
Un leader doit accomplir trois tâches fondamentales pot maintenir un niveau de tension productif. Elles lui permettront de motiver ses collaborateurs sans les bloquer :
– d’abord, il doit créer ce qu’on pourrait appeler une ambiance captivante. Pour comparer avec une cocotte- minute, il doit moduler la pression en augmentant la chaleur tout en laissant de la vapeur s’échapper. Si la pression s’élève trop, la cocotte risque d’exploser. Mais rien ne cuit sans chaleur. Aux premières phases du changement, cette ambiance captivante peut se trouver dans un lieu provisoire où le leader crée pour les différents groupes en présence les conditions d’un dialogue sur les défis auxquels ils sont confrontés, d’un débat sur la définition des problèmes et d’une clarification des postulats fondant leurs points de vue et leurs valeurs. De nouvelles questions pourront y être abordées au fur et à mesure qu’elles se poseront. Chez British Airways, par exemple, le recentrage sur les clients a demandé quatre ou cinq ans et a soulevé successivement des problèmes importants : constitution d’une équipe de direction crédible, communication interne d’une entreprise très fragmentée, définition de nouvelles mesures des performances et de nouvelles rémunérations, mise en place de systèmes d’information perfectionnés. Pendant ce temps, les salariés de tous niveaux ont appris à déterminer ce qu’il fallait changer, et pourquoi. Ainsi, un leader doit découper et rythmer le travail. Trop souvent, les dirigeants donnent l’impression que tout est important. Ils lancent de nouvelles opérations sans renoncer aux travaux en cours, ou bien ils entreprennent trop de choses à la fois. Ils submergent et désorientent ceux-là mêmes qui devront se charger du travail.
– deuxièmement, il incombe au leader de diriger, de protéger, d’orienter, de gérer les conflits et de définir les normes. (Voir le tableau Pas de travail adaptatif sans leadership ci-dessous). Il doit le faire aussi dans les situations techniques ou routinières, mais il utilise son autorité différemment en cas de travail adaptatif. Il montre alors une direction, en décrivant le défi adaptatif lancé à l’entreprise et en fixant le cadre des questions et des problèmes essentiels. Il protège ses collaborateurs en gérant le rythme du changement. Il les oriente vers de nouveaux rôles et responsabilités en clarifiant les réalités et les valeurs-clés de l’entreprise. Il contribue à mettre à jour les conflits, qu’il considère comme le moteur de la créativité et de l’apprentissage. Enfin, il aide l’entreprise à préserver les normes qui doivent demeurer et à remettre en question celles qui doivent évoluer.
– troisièmement, le leader doit se montrer présent et sécurisant. Canaliser l’angoisse est peut-être la plus difficile de ses tâches. Les pressions en faveur d’un rétablissement de l’équilibre sont énormes. Comme une cocotte-minute aux parois bombardées par les molécules, le leader qui s’efforce de gérer les contraintes d’un travail difficile et conflictuel est harcelé de toutes parts. Il doit comprendre profondément la difficulté du changement — les peurs et les sacrifices attachés à tout réajustement majeur — mais aussi être capable de rester inébranlable et de maintenir la tension. Sinon, la pression s’échappe et l’incitation à l’apprentissage et au changement disparaît. Sur le plan psychologique, le leader doit arriver à supporter l’incertitude, la frustration, la douleur. Il doit être capable de poser des questions épineuses sans se laisser submerger par l’inquiétude. Ses collaborateurs, ses collègues et ses clients seront à l’affût de tous les indices verbaux ou non verbaux annonciateurs de son aptitude à tenir le cap. Il doit leur donner confiance dans ses capacités et les leurs à faire face aux tâches qui les attendent.
Maintenir une attention disciplinée
Au sein d’une même entreprise, chacun apporte des expériences, des hypothèses, des valeurs, des convictions et des habitudes différentes. Cette diversité est précieuse, car l’innovation et l’apprentissage sont le produit des différences. Si l’on n’est pas ouvert à des points de vue contraires, on n’apprend rien. Pourtant, les managers de tous niveaux sont souvent peu désireux — ou incapables — d’envisager collectivement les perspectives concurrentielles. Ils évitent fréquemment les questions qui les gênent. Ils s’empressent de restaurer l’équilibre, souvent par des manœuvres d’évitement du travail. Un leader doit amener ses salariés à s’interroger sur les arbitrages difficiles entre valeurs, procédures, styles d’action et pouvoir. C’est aussi vrai au sommet de l’entreprise qu’aux niveaux intermédiaires ou à la base. Bien entendu, si la direction générale n’est pas capable de montrer l’exemple du travail adaptatif, l’organisation stagnera. Si les cadres supérieurs ne parviennent pas à poser et régler les questions qui fâchent, comment les salariés, ailleurs dans l’entreprise, pourraient-ils modifier leurs comportements et adapter leurs relations ? L’une des missions les plus intéressantes du leadership est d’amener les membres de l’équipe de direction à s’écouter les uns les autres, nous disait Jan Carizon, le légendaire PDG de Scandinavian Airlines System (SAS). Une fois que chacun comprend les postulats des autres, tous arrivent par le débat à trouver un chemin vers des solutions collectives. Le travail du leader est de mettre à jour les conflits et d’en faire une source de créativité.
Les comportements d’évitement du travail étant répandus dans les entreprises, le leader doit combattre ce qui détourne les gens des problèmes d’adaptation. La recherche de boucs émissaires, le négativisme, la fuite vers les questions techniques immédiates, les attaques visant les personnes et non les perspectives qu’elles représentent, soit autant de formes d’évitement du travail, sont à prévoir dans les entreprises qui engagent un travail adaptatif. Il convient de repérer les distractions lorsqu’elles surviennent, afin que les gens puissent se reconcentrer.
Lorsque le conflit stérile se substitue au dialogue, il faut qu’un leader intervienne et invite l’équipe à reformuler les problèmes. À lui d’approfondir le débat en posant des questions, en découpant les problèmes au lieu de laisser le conflit se polariser et demeurer superficiel. Quand les gens préfèrent invoquer les forces extérieures, leur hiérarchie ou leur charge de travail, le leader doit aviver le sens des responsabilités de l’équipe pour qu’elle prenne le temps d’approfondir. Quand l’équipe explose et que chacun tente de protéger son pré carré, il doit démontrer la nécessité de la collaboration. Il faut que les gens découvrent qu’ils ont intérêt à se consulter mutuellement et à s’entraider pour résoudre les problèmes.
Bien entendu, rares sont les managers qui fuient délibérément le travail adaptatif. En général, celui-ci suscite des attitudes ambiguës. Tout en souhaitant aller vers la solution des problèmes difficiles ou respecter ses valeurs rénovées et clarifiées, on voudrait aussi s’épargner l’angoisse correspondante. À l’instar des millions de citoyens qui voudraient réduire le budget de l’État sans perdre leurs allocations, leurs avantages ou leurs emplois, les managers, tout en considérant le travail adaptatif comme une priorité, ont parfois du mal à sacrifier leurs méthodes de travail familières. Les gens ont besoin de leaders qui les aident à maintenir leur attention sur les questions difficiles. Le leadership se traduit par une attention disciplinée.
Faire revenir le travail vers la base
Chacun dans l’entreprise dispose d’informations recueillies du fait de sa situation particulière. Les besoins et opportunités visibles seront sans doute différents de l’un à l’autre. Les premiers à ressentir les évolutions du marché se trouvent souvent à la périphérie de l’entreprise, mais celle-ci aura intérêt à tenir compte de leurs informations dans ses décisions tactiques ou stratégiques. Quand les gens n’agissent pas en fonction de leurs connaissances spéciales, l’entreprise n’arrive pas à s’adapter. Trop souvent, ils se tournent vers le haut de la hiérarchie, attendant de la direction les solutions aux problèmes commerciaux dont ils ont la responsabilité. Il va de soi que cette tendance est aggravée par le fait que le travail adaptatif s’accompagne d’une angoisse plus aiguë et plus permanente. Le personnel a tendance à devenir passif, laissant agir des dirigeants fiers de montrer qu’ils savent régler les problèmes. Ce comportement rétablit l’équilibre à court terme, mais il finit par conduire au laxisme et aux habitudes d’évitement du travail qui mettent le personnel à l’abri des responsabilités, de la souffrance et de la nécessité du changement.
Il n’est pas facile d’amener les gens à assumer plus de responsabilités. Non seulement de nombreux salariés de rang inférieur préfèrent recevoir des ordres, mais beaucoup de managers ont pris l’habitude de traiter leurs subordonnés comme des machines qu’il faut contrôler. Laisser aux salariés l’initiative dans l’analyse et la résolution des problèmes signifie pour les managers apprendre à les soutenir au lieu de les contrôler. Les travailleurs, quant à eux, doivent apprendre à assumer des responsabilités. Jan Carlzon a encouragé cette évolution chez SAS en faisant confiance aux gens et en décentralisant l’autorité. « Un leader doit laisser les gens porter le poids des responsabilités. Le tout est de les laisser découvrir où est le problème », dit-il. « Vous ne réussirez pas si les gens ne portent pas en eux la conscience du problème et sa solution ». C’est pourquoi il recherchait l’engagement de tous. Au cours de ses deux premières années chez SAS, par exemple, il a passé jusqu’à 50 % de son temps à communiquer, soit directement au cours de vastes réunions, soit indirectement par toutes sortes de moyens : ateliers, séances de créativité, exercices de formation, lettres d’information, brochures, apparitions dans les médias… Il a démontré par différents actes symboliques — par exemple en supprimant la prétentieuse salle à manger de direction et en brûlant des milliers de pages de manuels et de guides — à quel point l’entreprise s’était laissée dominer par ses règles. Il s’est montré partout, pour rencontrer et écouter des gens aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. Il a même écrit un livre, Moments of Truth, pour expliquer ses valeurs, sa philosophie et sa stratégie. « Si personne d’autre ne le lit, il sera lu au moins par mes collaborateurs », note-t-il.
Un leader doit aussi développer collectivement la confiance en soi. Là encore, Carlzon l’explique bien : la confiance en soi n’est pas un don de naissance. Même les gens qui ont le plus confiance en eux peuvent être brisés. La confiance en soi provient de la réussite, de l’expérience et de l’environnement de l’entreprise. Le rôle le plus important du leader est de susciter la confiance chez ses collaborateurs. Il faut qu’ils osent prendre des risques et des responsabilités. On doit les soutenir si jamais ils font des erreurs
Protéger la voix du leadership d’en bas
Une entreprise désireuse de faire des expériences et d’apprendre doit donner voix au chapitre à tout le monde. Mais en fait, dans les entreprises, les Cassandre, les déviants créatifs et autres originaux sont systématiquement rembarrés et réduits au silence. Ils créent du déséquilibre, et le moyen le plus aisé pour rétablir l’équilibre est de les neutraliser, quelquefois au nom de l’esprit d’équipe et de la « cohésion ».
Les opinions de la base ne sont généralement pas aussi claires qu’on pourrait le souhaiter. Ceux qui s’expriment sans être titulaires de l’autorité n’arrivent parfois à se lancer qu’en y mettant trop de passion. Bien entendu, ils n’en ont que plus de mal à s’expliquer efficacement. Ils choisissent le mauvais moment et le mauvais endroit, court-circuitent parfois les canaux de communication prévus et la hiérarchie. Mais, enfouie sous une interpellation maladroite, on trouvera parfois une intuition importante qu’il conviendra de dégager et de considérer. L’écarter pour cause de moment mal choisi, de manque de clarté ou d’apparence déraisonnable serait passer à côté d’une information peut-être précieuse et décourager un leader potentiel.
C’est ce qui est arrivé à David, cadre dans une grande société industrielle. Ses supérieurs incitaient le personnel à rechercher les problèmes, à s’exprimer ouvertement et à prendre des responsabilités. Il souleva donc un problème concernant l’un des projets favoris du PDG, un problème trop brûlant pour y toucher, laissé dans l’ombre pendant des années. Tout le monde se disait qu’il valait mieux se taire, mais lui savait que la poursuite du projet compromettait des éléments essentiels de la stratégie globale de l’entreprise. Il aborda la question directement, lors d’une réunion en présence de son supérieur et du PDG. Il exposa clairement le problème, les avis en présence et ce qui risquait de se passer. Le PDG, furieux, coupa court à la discussion en soulignant les avantages de son projet chéri. Une fois qu’ils furent sortis de la pièce, le patron de David explosa, avant d’insinuer que David n’avait jamais aimé le projet parce qu’i1 n’avait pas eu l’idée lui-même. La question était close. David connaissait le domaine en question mieux que quiconque, mais ses deux supérieurs ne manifestèrent aucune curiosité, aucun désir d’en savoir plus sur son raisonnement, aucune conscience de son sens des responsabilité et de son souci des intérêts de l’entreprise. David comprit vite qu’il valait mieux saisir ce qui les intéressait que de s’attacher aux vraies questions. Son PDG et son patron avaient écarté le point de vue d’un leader d’en bas, détruisant ainsi son potentiel de leadership au sein de l’entreprise. Il ne lui restait qu’à quitter l’entreprise ou à rentrer dans le rang.
Les leaders doivent donc s’en remettre aux collaborateurs de l’entreprise pour soulever des questions qui pourraient indiquer un problème d’adaptation en puissance. Ils doivent protéger ceux qui révèlent des contradictions internes. Ces individus sont souvent mieux placés que leur hiérarchie pour provoquer des remises en cause. C’est pourquoi, en règle générale, les représentants de l’autorité devraient réfréner l’envie qu’ils ont parfois de les faire taire d’une manière ou d’une autre. Le désir de restaurer l’ordre social est puissant, et il vient vite. Il faut prendre l’habitude de se tenir au balcon, en réfrénant ses impulsions pour se demander : De quoi ce type est-il réellement en train de parler ? Serions-nous en train de passer à côté de quelque chose ?
Le leadership comme apprentissage
De nombreuses actions de transformation des entreprises par fusions et acquisitions, restructuration, reenginering ou travail stratégique échouent parce que les managers ne parviennent pas à saisir les exigences du travail adaptatif. Ils commettent une erreur classique en traitant le défi adaptatif comme un problème technique susceptible d’être résolu par des dirigeants à l’esprit carré.
Cette erreur touche au cœur du travail des leaders dans les entreprises contemporaines. Lorsqu’ils définissent une stratégie, les leaders disposent des compétences techniques et des outils nécessaires pour calculer les avantages d’une fusion ou d’une restructuration, comprendre les discontinuités et les tendances d’avenir, détecter des opportunités, localiser les compétences existantes et déterminer les mécanismes directeurs qui soutiendront leur orientation stratégique. Ces outils et techniques sont immédiatement disponibles aussi bien dans les entreprises qu’auprès de différentes firmes de conseil, et ils s’avèrent précieux. Dans bien des cas, pourtant, des stratégies apparemment bonnes restent inappliquées. Et les causes de l’échec sont souvent mal diagnostiquées : « Notre stratégie était bonne, mais nous n’avons pas pu l’exécuter efficacement ». En fait, la stratégie elle-même est souvent déficiente parce que trop d’avis ont été ignorés au stade de sa formulation. L’incapacité à accomplir le travail adaptatif nécessaire au cours du processus de développement de la stratégie est symptomatique de l’orientation technique des dirigeants. Souvent, ils définissent « leur » solution à un problème puis sonnent le ralliement en essayant de la vendre à certains collaborateurs et en ignorant les autres ou en leur forçant la main. Trop souvent, les leaders, leur équipe et leurs conseils extérieurs ne s’aperçoivent pas que le problème comporte une dimension adaptative, et ils négligent de se demander qui a besoin d’apprendre quoi pour être capable de développer, comprendre, approuver et mettre en œuvre la stratégie.
La même orientation technique entrave les opérations de restructuration et de reengineering, auxquelles consultants et managers apportent pourtant tout le savoir-faire exigé par le travail technique de définition d’objectifs, de conception du nouveau flux des tâches, de mesure et de présentation des résultats et de définition des tâches incombant aux collaborateurs de l’entreprise. Dans bien des cas, le reengineering ne tient pas ses promesses parce que la reconfiguration des processus a été traitée comme un problème technique : les managers oublient de prendre en compte le travail adaptatif et d’impliquer ceux qui devront accomplir le changement. Ils se dispensent d’investir leur temps et leur attention dans l’étude de ces questions et dans le guidage de leurs collaborateurs au cours de la transition. D’ailleurs, le terme engineering est lui-même une métaphore mal choisie.
En bref, l’acception la plus courante du leadership (se projeter dans l’avenir et adapter les hommes à son projet) est périmée parce qu’elle continue à traiter les situations adaptatives comme si elles étaient techniques : le titulaire de l’autorité est censé révéler où va l’entreprise, et le personnel est censé suivre. On ramène le leadership à un ensemble de savoir et de talent commercial de premier ordre. Cette conception révèle une incompréhension foncière de la manière dont une entreprise peut relever le défi adaptatif. Les situations adaptatives sont difficiles à définir et à résoudre, précisément parce qu’elles réclament le travail et la responsabilité des managers et des collaborateurs de toute l’entreprise. Elles ne se plient pas aux solutions fournies par les leaders : elles exigent que les membres de l’organisation assument la responsabilité des situations problématiques qu’ils rencontrent.
Le leadership s’exerce au quotidien. Il ne peut être un domaine réservé, un événement exceptionnel ou la chance d’une vie. Dans notre monde, dans nos entreprises, les défis adaptatifs sont omniprésents. Quand un dirigeant s’entend demander de concilier des aspirations incompatibles, ses collaborateurs et lui-même sont confrontés à un défi adaptatif. Quand un manager discerne une solution à un problème à bien des égards technique, mais qui exige un changement d’attitudes et d’habitudes chez ses subordonnés, il est confronté à un défi adaptatif. Quand un salarié de base constate un écart entre le projet de l’entreprise et les objectifs qu’on lui demande d’atteindre, il est confronté à un défi adaptatif et à une occasion de leadership d’en bas.
En conclusion, le leadership, vu sous cette lumière, exige une stratégie d’apprentissage. Un leader, qu’il soit d’en haut ou d’en bas, titulaire ou non de l’autorité, doit amener les gens à regarder le défi en face, à ajuster leurs valeurs, à modifier leurs perspectives et à acquérir de nouvelles habitudes. Pour le détenteur de l’autorité, fier de son aptitude à traiter des problèmes difficiles, cette évolution peut exiger un réveil pénible. Mais cela devrait aussi lui éviter d’avoir à connaître toutes les réponses et à supporter toutes les charges. Pour celui qui, pour exercer un leadership, attend de recevoir une vision ou une vocation d’entraîneur, ce changement peut aussi comporter du bon et du mauvais. Mais d’en haut ou d’en bas, les adaptations nécessaires à notre époque exigent des leaders capables de prendre des responsabilités sans attendre une révélation ou une directive.
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