Manager et leader: la différence

Leadership et management selon la Harvard Business Review III

1024 821 Le Club Des Investisseurs

(Article basé sur l’ouvrage anthologique Le Leadership, préfacé par Franck Riboud)

La Harvard Business Review réédite régulièrement certains articles devenus aujourd’hui des « classiques ». Ceux-ci remontent parfois jusqu’aux années 70, mais sont pour la plupart toujours riches d’enseignement. Cette sélection de huit d’entre eux, traduite et compilée par Nouveaux Horizon, s’attache, à travers les témoignages de divers experts, à dessiner les contours de la notion de leadership, et rappelle s’il était besoin qu’il y a autant de manières de concevoir le leadership qu’il y a de leaders et d’entreprises, et les nombreuses leçons que l’on peut en tirer s’adaptent sans peine au cabinet-entreprise tel qu’il est indispensable de le concevoir aujourd’hui.

III. Managers et leaders : en quoi sont-ils différents ? (Abraham Zaleznik)

Abraham Zaleznik, décédé en 2011, était jusqu’en 2000 professeur émérite de leadership à la Harvard Business School. Il est connu internationalement pour ses recherches et son enseignement dans le domaine de la psychosociologie des entreprises et pour ses travaux sur les caractéristiques distinctives du leadership et les aspects psychologiques du comportement de direction chez les managers et les leaders. Cet article de 1977 demeure une référence incontournable.

On l’a abordé dans l’article précédent de ce dossier, managers et leaders appartiennent à deux catégories bien différentes de personnes. Les buts des managers sont le fruit de la nécessité plutôt que l’expression d’un désir. Ils excellent à « diluer » les conflits entre individus ou services, en apaisant toutes les parties en présence, tout en veillant au bon déroulement de l’activité quotidienne. À la différence des managers, les leaders adoptent une attitude plus personnelle et active envers les buts. Ils sont à l’affût des opportunités et des chances de succès, inspirent le personnel, et nourrissent la créativité de l’entreprise grâce à leur propre énergie. Ils entretiennent des relations intenses avec leurs salariés et leurs collaborateurs, et tendent par conséquent à créer un environnement de travail assez chaotique.

Les entreprises ont besoin de managers et de leaders pour exister et prospérer. Mais dans un grand nombre d’entreprises, la « mystique managériale » semble régner, favorisant le développement de managers — autrement dit de personnes soucieuses de maintenir l’ordre et la stabilité de l’organisation. Leur éthique du pouvoir privilégie le leadership collectif et tend à éviter la prise de risque ou d’initiatives. Cette même « mystique managériale » compromet la formation de leaders. En effet, comment l’esprit d’entreprise pourrait-il se développer, plongé dans un environnement conservateur qui lui refuse sa reconnaissance ? Les personnalités de leaders ont souvent besoin de l’influence d’un mentor pour se révéler, mais dans des organisations vastes et bureaucratiques, ce type de relations n’est guère encouragé.

Les entreprises doivent trouver le moyen de former à la fois de bons managers et de bons leaders. Privés d’un cadre organisationnel solide, même les leaders les plus talentueux peuvent échouer, décevoir leurs collaborateurs et accomplir finalement très peu. Or, sans l’apport de la culture entrepreneuriale, qui apparaît lorsque les leaders prennent la direction de l’organisation, l’entreprise ne peut que stagner et perdre rapidement son pouvoir compétitif. L’entreprise a apporté sa réponse à la question du leadership en développant une race nouvelle : les managers. Dans le même temps, elle a formulé une nouvelle éthique du pouvoir qui privilégie le leadership collectif plutôt qu’individuel, le culte du groupe plutôt que celui de la personnalité. S’il assure la compétence, le contrôle et l’équilibre du pouvoir au sein des groupes tout en préservant un certain esprit de compétition, le leadership managérial ne garantit pas toujours, hélas, que l’imagination, la créativité, ou le sens moral présideront aux destinées des entreprises.

Le leadership implique nécessairement d’user de pouvoir pour influencer la pensée et les actes d’autres personnes. Détenu entre les mains d’un individu, le pouvoir comporte des risques : celui d’abord de confondre pouvoir et aptitude à obtenir des résultats immédiats, ensuite celui de négliger les nombreux moyens légitimes d’accroître son pouvoir, enfin celui de perdre le contrôle de soi en succombant à la soif de pouvoir. La nécessité de se prémunir contre ces risques explique pour une part le développement du leadership collectif et de l’éthique managériale. En conséquence de quoi un certain conservatisme règne dans la culture des grandes organisations.

Les personnalités comparées des managers et leaders

La culture managériale privilégie rationalité et contrôle. Que son énergie se concentre sur les objectifs, les ressources, ou les structures de l’organisation, le manager est quelqu’un qui résout les problèmes. Quels sont les problèmes à résoudre ? Quelles sont les solutions les plus aptes à susciter la participation des salariés ? Telles sont les questions qui le préoccupent. Assumer le rôle de manager suppose que beaucoup de gens agissent efficacement à différents niveaux de responsabilité. Être un bon manager ne requiert ni héroïsme ni génie, mais persévérance, fermeté, énergie, intelligence et sens analytique, et plus encore peut-être, tolérance et bonne volonté.

Une autre conception du leadership cependant correspond à une vision quasi mystique du leader, et postule que seuls des êtres hors du commun sont dignes d’incarner un rôle de pouvoir ou un rôle politique. Le leader devient ici le héros d’un psychodrame dans lequel un personnage brillant et solitaire acquiert le contrôle de lui-même pour pouvoir conquérir celui des autres. Une telle idéalisation contraste vivement avec la conception commune, pratique, et non moins importante, selon laquelle le leadership consiste à gérer réellement le travail que font les autres.

Deux questions viennent alors à l’esprit. Cette mystique du leadership n’est-elle qu’une survivance du sentiment enfantin de dépendance et du désir d’avoir des parents bons et héroïques ? Ou est-il vrai que quelle que soit leur compétence, le leadership des managers stagne à cause de leur capacité limitée à visualiser un but et à donner de la valeur au travail ? Mus par des objectifs étroits, dépourvus d’imagination, et peu doués pour la communication, les managers ne feraient-ils que perpétuer les luttes intestines à défaut de les transformer en visées plus hautes ? Les conditions mêmes qui permettent d’alimenter l’entreprise en personnes capables d’assumer des responsabilités pratiques peuvent empêcher le développement de grands leaders. D’un autre côté, la présence de grands leaders peut compromettre le développement de managers rendus anxieux par le désordre relatif que les premiers semblent toujours créer.

On peut facilement trancher le dilemme de la formation des managers, en se disant que si nous manquons de leaders, il nous faut des personnes capables de jouer les deux rôles à la fois. Mais, de la même manière que la culture managériale diffère de la culture entrepreneuriale qui naît avec l’arrivée des leaders dans l’organisation, les managers et les leaders appartiennent à deux catégories de gens bien différentes, qui se distinguent par leur motivation, leur histoire personnelle, et par leur manière de penser et d’agir.

Attitudes envers les buts

Les managers tendent à adopter une attitude impersonnelle, sinon passive, envers les buts. Les objectifs managériaux sont le fruit de la nécessité plutôt que l’expression d’un désir et s’inscrivent par là même dans l’histoire et la culture de l’organisation.

Les leaders en revanche agissent plus qu’ils ne réagissent ; ils génèrent les idées plus qu’ils n’y répondent. Par exemple, Edwin Land chez Polaroïd fit plus que répondre au besoin du consommateur, il stimula son désir. Peu de gens auraient songé à affirmer que les photographes amateurs souhaitaient un appareil capable de développer les clichés. Pourtant, devinant un besoin de nouveauté, de commodité, et un désir de réduire l’écart entre l’action (prendre la photo) et la satisfaction (voir le résultat), l’appareil photo Polaroïd remporta un vif succès. Il serait faux de dire qu’Edwin Land a répondu à une attente de la part des consommateurs. En réalité, il a transposé une technologie (la polarisation de la lumière) sous la forme d’un produit, qui s’est répandu en suscitant le désir des gens.

L’exemple de Land avec Polaroïd donne une idée de l’attitude des leaders qui adoptent une posture personnelle et active envers les buts. L’influence qu’ils exercent en modifiant les goûts, en suscitant de nouvelles images et aspirations, en définissant des désirs et objectifs particuliers, détermine la direction que prend une entreprise. On reconnaît la marque de cette influence au fait qu’elle change chez les gens la perception de ce qui est désirable, possible et nécessaire.

Conceptions du travail

Les managers ont tendance à envisager le travail comme une démarche facilitatrice, dans laquelle un ensemble de personnes et d’idées concourent en vue d’établir des stratégies et de prendre des décisions. Ils favorisent ce processus en évaluant les intérêts en conflit, en prévoyant le moment où ces divergences risquent de faire surface et en tâchant de réduire les tensions. Dans cette démarche de facilitation, la tactique des managers semble flexible. D’un côté, ils transigent et négocient, de l’autre ils manient récompenses, sanctions ou autres formes de contraintes. Pour amener les gens à accepter des solutions aux problèmes, les managers doivent continuellement conjuguer et équilibrer des points de vue opposés. Il est intéressant de noter que ce type de travail ressemble assez à ce que font les diplomates et les médiateurs. Les managers cherchent à faire pencher la balance du pouvoir vers un compromis acceptable par toutes les parties.

Les leaders travaillent dans le sens opposé. Là où les managers tentent de limiter les choix possibles, les leaders abordent les problèmes anciens d’une manière nouvelle et ouvrent la voie à des solutions originales. Pour être efficaces, les leaders doivent traduire leurs idées par des images qui excitent l’esprit des gens et alors seulement formuler les choix qui leur donneront une substance. Durant sa brève présidence, John Kennedy montra à la fois les forces et les faiblesses caractéristiques de la fascination qu’exercent les leaders dans leur travail. Dans son discours inaugural, il déclara : « Que toutes les nations sachent, qu’elles nous veuillent du bien ou du mal, que nous sommes prêts à payer n’importe quel prix, à supporter n’importe quel fardeau, à affronter n’importe quelle épreuve, à aider n’importe quel ami, à combattre n’importe quel ennemi, pour que survive et triomphe la liberté. » Cette déclaration souvent citée pousse les gens à se situer au-delà de leurs préoccupations immédiates et à s’identifier à Kennedy et à un grand idéal partagé. Si l’on y regarde de plus près, cependant, ce discours est absurde parce qu’il défend une position, qui, rapportée par exemple à la guerre du Vietnam, pourrait avoir un résultat désastreux. Mais sans ce soulèvement, cette mobilisation des esprits, avec tous les dangers et les frustrations qu’entraînent des aspirations élevées, des idées nouvelles ne verraient jamais le jour.

Les leaders travaillent à partir de positions à haut risque. Il est vrai que leur tempérament les prédispose souvent à rechercher le risque et le danger, particulièrement là où les chances de récompense et de réussite paraissent importantes. La raison pour laquelle un individu recherchera le risque là où un autre privilégiera une approche conservatrice, dépend davantage de sa personnalité que d’un choix conscient. Chez ceux qui deviennent managers, l’instinct de survie domine le goût du risque, et cet instinct les aide à accepter les tâches banales et ordinaires, que les leaders auraient plutôt tendance à considérer comme des calamités.

Relations avec les autres

Les managers préfèrent travailler avec les autres ; ils évitent les activités solitaires car elles les rendent anxieux. Dans les années précédant la rédaction de l’article, Zaleznik procédait à des recherches sur les aspects psychologiques des carrières. Le besoin de trouver d’autres personnes avec qui travailler ressortait comme une caractéristique importante chez les managers. Ils établissent des relations avec les gens en fonction du rôle qu’ils jouent dans une séquence d’événements ou un processus de décision, tandis que les leaders, concernés par les idées, entrent en rapport avec les autres d’une manière plus intuitive et empathique. La distinction est simple pour le manager, l’attention portera sur la manière de faire les choses, tandis qu’elle portera pour le leader sur la signification qu’un événement ou une décision aura pour les participants.

Les managers modernes ont emprunté à la théorie des jeux l’idée que les événements que comporte une prise de décision sont de deux types : le cas gagnant-perdant (ou jeu à gain zéro), ou la situation gagnant-gagnant dans laquelle tous les joueurs marquent des points. Les managers s’efforcent de transformer les situations gagnant-perdant en doublés gagnants, fidèles en cela au désir d’aplanir les divergences et de maintenir l’équilibre du pouvoir.

Prenons par exemple la décision de distribuer des ressources budgétaires entre différentes unités opérationnelles au sein d’une grande entreprise décentralisée. À première vue, le budget disponible à un moment donné est nécessairement limité. On peut donc supposer que plus un service se voit allouer d’argent, moins il en restera pour les autres.

Les managers tendent à envisager ce type de situation (en ce qu’elle affecte les relations humaines) comme un problème de conversion comment transformer ce qui ressemble à un jeu gagnant-perdant en jeu gagnant-gagnant. En partant de ce point de vue, plusieurs solutions se présentent. Tout d’abord, le manager peut attirer l’attention des autres sur la forme plutôt que sur le fond. Les acteurs se préoccupent alors de la manière de prendre la décision, non plus de son contenu. Une fois qu’ils s’attachent à résoudre ce problème plus complexe, ils en soutiendront l’issue puisqu’ils se sont impliqués dans la formulation des règles de la prise de décision. Parce qu’ils croient dans les règles qu’ils ont posées, ils accepteront de perdre aujourd’hui, persuadés que demain ce sera leur tour de gagner. Ensuite, le manager communique indirectement avec ses subordonnés, à l’aide de signaux plutôt que de messages. Un signal contient un certain nombre de positions implicites, tandis qu’un message énonce clairement une position. Les signaux restent flous et sujets à réinterprétation si les gens protestent ou s’émeuvent ; alors qu’un message a pour conséquence directe que certaines personnes n’apprécieront pas, en effet, de l’entendre. Un message favorise une réponse émotionnelle et se trouve donc de nature à rendre le manager anxieux. Avec des signaux, la question de savoir qui gagne et qui perd devient plus obscure. Enfin, le manager cherche à gagner du temps, parce qu’il sait que plus le temps passe, en différant les décisions importantes, plus il y a de chances que des compromis émergent pour désamorcer les situations gagnant-perdant.

Les managers disposent naturellement de bien d’autres tactiques pour transformer les relations gagnant-perdant en relations gagnant-gagnant. Mais l’essentiel est qu’elles ont en commun de mettre l’accent sur le processus de prise de décision lui-même, car c’est celui qui intéresse les managers plutôt que les leaders. Les intérêts tactiques entraînent des coûts aussi bien que des bénéfices ; ils alourdissent les organisations du poids des intrigues politiques et bureaucratiques et les allègent en activité concrète et immédiate ainsi qu’en chaleur humaine. C’est pourquoi on entend souvent des subordonnés décrire les managers comme des êtres impénétrables, détachés, et manipulateurs. Ces qualificatifs viennent de ce que les subordonnés perçoivent le fait qu’ils sont liés ensemble par une démarche dont le but est de maintenir une structure rationnelle, contrôlée autant qu’équitable.

À l’inverse, les leaders sont fréquemment décrits par des adjectifs riches en connotations affectives. Les leaders provoquent généralement de forts sentiments d’identité ou de différentiation, d’amour ou de haine. Les relations humaines dans les organisations dominées par des leaders paraissent souvent intenses, turbulentes, voire chaotiques. Un tel climat favorise la motivation individuelle et produit souvent des résultats inattendus.

Sentiment de soi

Dans son livre, The varieties of religious experience, William James distingue deux types de personnalités : les « once-born » et les « twice-born », autrement dit ceux qui sont nés une fois et ceux qui sont nés deux fois. Les premiers sont ceux qui d’emblée n’ont eu aucun mal à s’adapter aux circonstances et dont la vie a suivi depuis la naissance un cours plutôt paisible. Les seconds, en revanche, n’ont pas eu la vie facile et leur existence est marquée par une lutte continuelle pour atteindre un certain sentiment d’ordre ; pour eux, les choses ne vont pas de soi. Selon James, ces personnalités ne partagent pas non plus la même vision du monde. Pour les individus du premier type, le sentiment de soi qui guide leur conduite et leur attitude vient de la faculté de se sentir à l’aise et en harmonie avec leur environnement. Pour une personne du second type, le sentiment de soi vient au contraire d’une sensation profonde d’être à part.

Le fait de se sentir intégré ou à part a des conséquences pratiques dans les choix que les managers et les leaders font au cours de leur carrière. Les managers considèrent qu’ils sont là pour réguler et maintenir un certain ordre des choses avec lequel ils s’identifient et par lequel ils se sentent gratifiés. Leur sentiment de valeur se trouve augmenté lorsqu’ils perpétuent et renforcent les institutions existantes : ils jouent ainsi un rôle en harmonie avec leur idéal de devoir et de responsabilité. C’est bien cette harmonie que William James avait à l’esprit — ce sentiment que le courant passe facilement entre soi et le monde et entre le monde et soi — lorsqu’il définissait les personnes « nées une fois ».

Les leaders appartiennent souvent à la deuxième catégorie, celle des « êtres à part ». Ils peuvent travailler au sein d’une organisation, mais ils ne lui appartiennent jamais. Ils ne tirent pas leur identité d’une appartenance à un groupe, d’un rôle professionnel ou d’autres marqueurs sociaux. Et cette perception de soi offre une base théorique qui permet d’expliquer pourquoi certains individus recherchent les opportunités de changement. Les méthodes choisies pour produire ce changement peuvent être technologiques, politiques, idéologiques, mais leur objectif est le même : une modification profonde des relations politiques, économiques et humaines.

Il existe deux types de parcours individuels : le développement à travers la socialisation, qui prépare l’individu à diriger les institutions et à maintenir l’équilibre actuel des relations sociales et l’évolution à travers la maîtrise de soi, qui oblige l’individu à se battre pour un changement psychologique et social. La société produit les compétences managériales en suivant la première voie de développement, les leaders émergent à la faveur de la seconde.

Développement du leadership

Pour tout individu, le développement commence au sein de la famille. Chacun subit le traumatisme associé à la séparation d’avec ses parents et souffre du déchirement qui en résulte. De même, tout le monde connaît la difficulté d’apprendre à se contrôler et à s’ajuster. Mais pour certains, la majorité peut-être, les circonstances de l’enfance offrent suffisamment de récompenses et d’opportunités pour trouver des substituts aux satisfactions passées. Ces individus, « nés une fois », ne s’identifient que partiellement à leurs parents et trouvent un bon compromis entre leurs aspirations et ce qu’ils sont capables de réaliser.

Mais supposons que la souffrance de la séparation soit amplifiée par des exigences parentales, s’ajoutant à des besoins individuels tels qu’un sentiment d’isolement, de différence, voire de méfiance, perturbe les liens qui attachent l’enfant à ses parents et aux autres figures d’autorité. Dans un tel contexte et si l’enfant y est de plus prédisposé, il investira profondément son monde intérieur aux dépens de son intérêt pour le monde extérieur. Pour une telle personne, l’estime de soi ne dépend plus seulement d’un attachement positif et de récompenses tangibles. Une forme de confiance en soi ira de pair avec le désir de performance et de réussite, et peut-être même l’aspiration à réaliser de grandes choses.

Une telle perception de soi peut être réduite à néant si l’individu manque de talent. Et même s’il est doué, rien ne garantit que la réussite suivra, sans parler du sens, bien ou mal, vers lequel elle tendra. D’autres facteurs entrent également en ligne de compte dans ce développement. Tout d’abord, les leaders sont comme les artistes et autres gens doués qui souvent se débattent avec leurs névroses : leur aptitude à fonctionner peut varier considérablement dans le temps, voire même d’un instant à l’autre. Ainsi, il arrive que des leaders potentiels échouent en beauté. Ensuite, au-delà de l’enfance, les schémas de développement qui caractérisent les managers et les leaders incluent l’influence sélective de personnes particulières. Les personnalités ayant un profil de manager nouent des attachements modérés avec une grande variété de gens. Tandis que les leaders tissent, et souvent rompent, des relations individuelles, privilégiées et intenses.

Il est courant d’observer que les individus de grand talent ont souvent été des élèves quelconques. Ainsi personne n’aurait pu prédire l’extraordinaire parcours d’Einstein au vu de ses résultats médiocres à l’école. La médiocrité ne s’explique manifestement pas par le manque d’aptitude. Elle peut trouver sa cause dans la distraction et l’incapacité à s’intéresser aux tâches ordinaires généralement proposées. Pour qu’un élève de ce type sorte de sa rêverie, il faut qu’il rencontre un professeur auquel il puisse s’attacher, un enseignant qui le comprenne et qui sache communiquer avec cet enfant doué.

La possibilité pour ces personnalités douées de trouver ce dont elles ont besoin dans une relation individuelle dépend de la présence d’enseignants ou d’éventuels substituts parentaux, dont la force consiste à cultiver leurs jeunes talents. Lorsque les générations se rencontrent et que s’opèrent des sélections naturelles, nous en apprenons davantage sur la manière de produire des leaders et sur la manière dont les gens issus de générations différentes s’influencent mutuellement.

Bien qu’ils paraissent destinés à faire de médiocres carrières, les gens qui nouent une relation privilégiée avec leur tuteur se montrent souvent capables d’accélérer et d’intensifier leur processus de développement. L’aptitude psychologique d’un individu à bénéficier d’une telle relation dépend d’expériences passées qui l’orientent davantage vers l’introspection. La biographie des individus particulièrement doués souligne fréquemment le rôle joué par un professeur dans leur évolution. Les bons professeurs prennent des risques. Ils parient d’emblée sur le talent qu’ils perçoivent chez leurs jeunes élèves. Et ils n’hésitent pas à s’engager totalement, y compris affectivement, en travaillant auprès deux. Les risques pris ne paient pas toujours, mais la faculté de les prendre semble décisive dans la formation des leaders.

Les entreprises peuvent-elles former des leaders ?

Il existe un mythe, à propos de la façon dont les gens apprennent et évoluent, qui semble s’être emparé de la culture américaine et de la culture d’entreprise en général, selon lequel c’est de nos pairs que nous apprendrions le mieux. Le risque d’être jugé voire humilié paraît moins menaçant entre pairs en raison de l’identification mutuelle et de la réprobation sociale des comportements autoritaires entre égaux. Cette formation par les pairs prend diverses formes dans les organisations. L’utilisation, par exemple, d’équipes partageant des intérêts communs (ventes, production, recherche et finance, par exemple) lèverait soi-disant les contraintes de l’autorité et permettrait aux individus de s’exprimer et d’échanger sans se censurer. Il en résulterait, toujours selon cette théorie, que les personnes communiqueraient plus librement, prêteraient une oreille plus objective aux critiques et aux autres points de vue, et finalement développeraient leur faculté d’apprendre dans ce climat de saine émulation.

D’autres formes d’apprentissage par les pairs existent dans les grandes entreprises, telles que Philips, où l’organisation est structurée selon le principe de la coresponsabilité entre pairs. Les fonctions d’encadrement sont exercées conjointement par deux personnes, l’une représentant le volet commercial, l’autre le volet technique de l’activité. En théorie, deux personnes se partagent, à parts égales, la responsabilité d’implantations géographiques, ou de groupes de produits, selon le cas. En pratique, il arrive que l’une prenne le pouvoir sur l’autre. Quoi qu’il en soit, l’interaction a lieu principalement entre deux égaux ou plus.

La question essentielle que posent de tels arrangements est de savoir s’ils perpétuent le modèle managérial et, ce faisant, empêchent la formation de relations privilégiées entre tuteurs et leaders potentiels. Consciente des effets abrasifs que peuvent avoir les relations entre pairs sur l’agressivité et l’initiative, une autre entreprise, de taille beaucoup plus réduite que Philips, utilise cette formule de co-responsabilité pour ses unités opérationnelles, à une différence près toutefois : le PDG de cette société encourage la compétition et la rivalité entre pairs, et récompense au final celui qui émerge du lot en lui octroyant de nouvelles responsabilités. Ce type d’arrangement hybride produit des résultats inattendus qui peuvent avoir des effets désastreux. Il n’est pas facile en effet de contenir les rivalités ; celles-ci tendent au contraire à gagner tous les niveaux de la hiérarchie et ouvrent la porte aux intrigues et aux coalitions.

Une grande société pétrolière a reconnu l’importance de former des leaders en usant de l’influence directe d’hommes d’expérience sur des cadres débutants. Le PDG du groupe choisit régulièrement un jeune diplômé talentueux qu’il nomme son assistant, avec lequel il travaillera en étroite collaboration pendant un an. À la fin de cette année, le jeune cadre pourra être affecté dans une des unités d’exploitation, à un poste de responsabilité et non plus d’apprentissage. Ce type d’entraînement fournit au jeune cadre une expérience de première main, à la fois du pouvoir et de ces puissants antidotes à la maladie qu’il engendre, nommée hubris, que sont la performance et l’intégrité.

Travailler au sein d’une relation individuelle privilégiée, où il existe une différence formelle et reconnue du niveau de pouvoir de chacun, demande beaucoup de tolérance à l’égard des réactions affectives. Ces réactions, inévitables dans une relation de travail aussi étroite, explique sans doute la réticence de nombreux cadres à s’engager dans de telles relations. Le magazine Fortune rapporte une histoire intéressante à propos du départ d’un membre-clé de la direction générale de Procter & Gamble, John Hanley, pour un poste de PDG à Monsanto. D’après cet article, le PDG de Procter & Gamble donna la préférence à un autre cadre plutôt qu’à Hanley pour le poste de directeur général. Le PDG de Procter & Gamble pensait manifestement qu’il ne pourrait pas travailler convenablement avec Hanley qu’il jugeait, de son propre aveu, agressif, avide de faire des expériences, impatient de changer les pratiques, et prompt à contester l’avis de son supérieur. Il est naturel qu’un PDG choisisse des collaborateurs avec lesquels il se sent en affinité. Mais on peut se demander si une plus grande capacité des dirigeants à tolérer l’esprit de compétition chez leurs subordonnés ne serait pas bénéfique pour les organisations ; au moins ne favoriserait-elle pas le profil managérial au détriment des candidats ayant des qualités de leaders.

Il est toujours surprenant de constater la constance avec laquelle les dirigeants se sentent menacés par la mise en cause de leurs idées, comme si la source même de leur autorité, plutôt que leurs idées, était en jeu. Tel ce PDG, troublé par l’agressivité, voire l’insolence, d’un de ses directeurs particulièrement talentueux, qui recourait à diverses méthodes comme les réunions de groupes et les allusions indirectes d’autres personnes pour éviter d’avoir à affronter son subordonné. Être capable de faire face à ces situations, c’est aussi se montrer prêt à accepter l’agressivité dans les relations. Cette aptitude a non seulement le mérite de lever le voile de l’ambiguïté et de la « signalétique » implicite, si caractéristiques de la culture managériale, mais favorise également les relations affectives dont les leaders ont besoin pour s’épanouir.

Quelques remarques rétrospectives

En d’autres temps, Bert Lance, alors directeur du budget et confident du Président Jimmy Carter, déclarait : « Si ça n’est pas cassé, ne le réparez pas ». Cette recommandation résume bien le mode de pensée des managers. Les leaders ont un autre credo : « C’est quand ça n’est pas cassé qu’on a peut-être une chance de le réparer ». Dans la formidable discipline du marché, les recettes qui ont fait les succès d’hier portent aujourd’hui les germes du déclin. L’industrie automobile américaine a été si souvent citée comme le meilleur exemple de l’attitude suicidaire qui consiste à perpétuer les pratiques des années prospères, que c’en est devenu une banalité. C’est néanmoins vrai. Les dirigeants de l’industrie automobile, ainsi que de nombreux managers dans d’autres secteurs industriels des États-Unis, n’ont pas su comprendre les leçons fallacieuses du succès, révélant la faille chronique de la mystique managériale.

À force de céder à la facilité et de faire aveuglément confiance aux formules qui nous ont réussi hier, nous devons faire le constat pénible que nos enfants risquent de ne jamais connaître le niveau de vie pour lequel nous avons si durement travaillé, sans même parler de leur léguer une vie meilleure.

Lorsque cet article parut pour la première fois, des managers en exercice et des enseignants, y compris un bon nombre des collègues de Zaleznik à la Harvard Business School, se sont demandé s’il n’avait pas perdu la tête. Des gens ordinaires dans une organisation supérieurement structurée ne surpassent-ils pas des gens supérieurs au sein d’une organisation ordinaire ? Pour tous ces professionnels nourris de « mystique managériale », le talent est éphémère tandis que la structure et les procédures d’une organisation sont tangibles et réelles ; l’éventualité qu’il faille du talent pour faire tourner une entreprise, compte moins que la possibilité d’agir sur ces variables que les managers pensent comprendre et contrôler.

Or le talent est essentiel pour réussir durablement sur le marché. Pourtant, la plupart des organisations d’aujourd’hui persistent à former des managers au détriment des leaders. Depuis la première publication de cet article, la stratégie s’est propulsée à la première place du hit-parade managérial. Aucun aspect de la vie des entreprises n’échappe à la stratégie. Tout problème mène à des solutions stratégiques, depuis le positionnement des produits jusqu’à la rémunération des cadres. Marketing, politique du personnel, évolution des carrières, les stratégies se bousculent. La stratégie semble avoir remplacé la politique des entreprises en tant qu’outil conceptuel pour établir les directives de fonctionnement, y compris dans le secteur de la santé.

En privilégiant la stratégie, les organisations ont largement perdu de vue les résultats. La stratégie est issue d’une branche de l’économie appelée organisation industrielle, qui construit des modèles de compétition et tente de positionner les produits sur des marchés concurrentiels par le biais de techniques analytiques. L’ensemble de ces positionnements de produits définit des intitulés de mission et des directives pour les entreprises. Avec l’influence croissante de l’organisation industrielle dans les années 1980, les consultants en management ont prospéré et la foi dans la mystique managériale a grandi, en dépit des médiocres performances de l’économie. Si tout le monde peut devenir « stratège », rares sont ceux, hélas, qui peuvent devenir créateurs et le rester. La vision, qui est le sceau du leadership, est moins un produit dérivé de tableaux qu’un produit de l’esprit appelé « imagination ».

Or la vision est au moins aussi nécessaire que la stratégie pour réussir. Dans la croissance des entreprises, l’imagination et la créativité des leaders se traduisent de multiples façons et puisent dans une qualité de perception qui n’est autre que le talent. Les leaders performants captent la signification des anomalies, telles que les besoins non satisfaits d’un client, les opérations de fabrication que l’on peut sensiblement améliorer, et détectent le potentiel des applications technologiques contenu dans le développement d’un produit. L’imagination d’un leader est une force autonome, qui pousse les autres à agir d’une manière qui est réellement, pour reprendre le terme approprié de James McGregor Burns, « transformationnelle ». Cependant les leaders vivent souvent leur talent comme une impatience, un désir de chambouler les habitudes, un besoin urgent de « faire mieux ». C’est pourquoi un leader ne crée pas forcément un environnement de travail stable, mais au contraire une ambiance assez chaotique et un climat affectif passionnel et contrasté.

Dans cet article, Zaleznik avançait l’idée qu’une des différences essentielles entre managers et leaders réside dans une certaine conception, profondément ancrée dans leur esprit, du chaos et de l’ordre. Les leaders tolèrent le chaos et le manque de structure et sont donc préparés à laisser les questions en suspens, évitant de clore prématurément un débat important, tandis que les managers recherchent l’ordre et le contrôle et tendent quasi compulsivement à se débarrasser des problèmes avant même d’en comprendre les enjeux. Il est pourtant rare que les incertitudes nées du désordre soient sources de problèmes, c’est bien plus souvent le mouvement instinctif d’imposer un ordre dans un chaos potentiel qui crée le trouble dans une organisation.

Pour finir, il semble que les leaders d’entreprise ont plus de points communs avec les artistes, les chercheurs, et autres esprits créatifs, qu’ils n’en ont avec les managers. Pour tirer parti de ces caractéristiques communes, le cursus des écoles de commerce comme celui des aspirants médecins ou dentistes, futurs chefs de leur entreprise-cabinet, devrait moins se soucier de logique stratégique et d’exercices informatiques imposés, et davantage d’expériences de réflexion faisant intervenir créativité et imagination. En s’engageant dans cette voie, ces écoles contribueraient certainement davantage à préparer des hommes et des femmes exceptionnels au rôle de leader quel que soit leur domaine d’exercice.

 

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