Leadership et management selon la Harvard Business Review II

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(Article basé sur l’ouvrage anthologique Le Leadership, préfacé par Franck Riboud)

La Harvard Business Review réédite régulièrement certains articles devenus aujourd’hui des « classiques ». Ceux-ci remontent parfois jusqu’aux années 70, mais sont pour la plupart toujours riches d’enseignement. Cette sélection de huit d’entre eux, traduite et compilée par Nouveaux Horizon, s’attache, à travers les témoignages de divers experts, à dessiner les contours de la notion de leadership, et rappelle s’il était besoin qu’il y a autant de manières de concevoir le leadership qu’il y a de leaders et d’entreprises, et les nombreuses leçons que l’on peut en tirer s’adaptent sans peine au cabinet-entreprise tel qu’il est indispensable de le concevoir aujourd’hui.

II. Qu’est-ce que le leadership ? (John P. Kotter)

John P. Kotter est professeur à la Harvard Business School. Il est l’auteur de sept ouvrages sur la gestion, tous des best-sellers, et parmi les nombreuses distinctions qui lui ont été décernées figurent un Exxon Award for Innovation in Graduate Business School Curriculum, un Johnson, Smith & Knisely Award for New Perspectives in Business Leadership et un McKinsey Award du meilleur article dans la Harvard Business Review. Il est largement considéré comme un des meilleurs conférenciers au monde sur les thèmes du leadership et du changement.

Pour lui, le leadership diffère du management mais pas pour les raisons que l’on invoque généralement. Le leadership n’a rien de mystique ni de mystérieux, il n’a que peu à voir avec le « charisme » ou autre caractéristique personnelle exotique. Il n’est pas le privilège d’un petit nombre d’élus, Il n’est pas « mieux » que le management, et ne saurait pas davantage le remplacer.

Il faut plutôt voir là deux modes d’action distincts et complémentaires, ayant chacun leurs fonctions et leurs activités propres. Tous deux sont nécessaires à la réussite dans l’environnement économique d’aujourd’hui.

La plupart des entreprises aujourd’hui sont « sur-managées » et « sous- dirigées ». Elles doivent développer leur pratique du leadership. Mais tout en perfectionnant leur aptitude au leadership, les entreprises ne doivent pas oublier qu’un leadership fort, couplé à un management faible, n’est guère préférable, si ce n’est pire, que l’inverse. La vraie gageure est de coupler un leadership fort à un management également fort, chacun servant à équilibrer l’autre. Bien sûr, il n’est pas à la portée de tout le monde d’être à la fois un bon leader et un bon manager. Certaines personnes ont la capacité de devenir d’excellents managers mais ne seront jamais de grands leaders. D’autres sont des leaders nés, mais pour toutes sortes de raisons ont toutes les peines du monde à faire de bons managers. En revanche la légende qui prétend qu’on ne peut à la fois organiser et diriger doit être éradiquée : dès lors que l’on comprend la différence fondamentale qui existe entre leadership et management, on peut commencer à entraîner les dirigeants à fournir les deux.

Ce qui distingue leadership et management

Le management gère la complexité. Ses pratiques comme ses procédures sont pour beaucoup une réponse à l’un des développements les plus marquants du XXème siècle, à savoir l’émergence des grandes organisations et d’une obligation de rentabilité même pour des « entreprises » qui n’étaient pas considérées comme telles par le passé, comme les hôpitaux, les cabinets médicaux ou dentaires…

Le leadership quant à lui gère le changement. Une des raisons pour lesquelles il a pris une telle importance ces dernières années est que le monde industriel est devenu éminemment concurrentiel et volatile. Évolution accélérée des technologies, compétition accrue, dérégulation des marchés font partie des nombreux facteurs ayant entraîné ce changement. En conséquence, utiliser les bonnes méthodes d’hier, même en les améliorant un peu, n’est plus la formule du succès. Des adaptations majeures sont nécessaires si l’on veut survivre et rester compétitif dans ce nouvel environnement. Et plus de changement réclame plus de leadership : le leadership complète le management, il ne remplace pas.

Prenons une analogie militaire toute simple : en temps de paix, une armée dotée d’une bonne administration et d’une bonne gestion du bas en haut de l’échelle, ainsi que d’un bon commandement concentré au sommet, parviendra sans mal à survivre. Alors qu’en temps de guerre, une armée a besoin d’un commandement compétent à tous les niveaux de l’échelle. Jusqu’à présent, personne n’a eu l’idée de mettre un manager sur un champ de bataille, car ce dont les troupes ont besoin en temps de guerre, c’est d’un chef, pas d’un gestionnaire.

Ces différentes fonctions – gérer la complexité et gérer le changement – définissent les activités spécifiques au management et au leadership. Chaque mode d’intervention implique de décider ce qui doit être fait, de former les réseaux de personnes et de relations aptes à réaliser cet agenda, et de s’assurer ensuite que ces personnes s’acquittent de leur mission. Mais chacun de ces modes accomplit ces trois tâches d’une manière différente.

Le management gère la complexité tout d’abord par la planification et la budgétisation : il fixe les objectifs à atteindre dans un futur proche (généralement le mois ou l’année qui suit), en établissant les étapes précises qui permettront de les réaliser, puis distribue les ressources nécessaires à la concrétisation de ce plan. Tandis que le leadership oriente l’entreprise dans le sens d’un changement constructif en commençant par la définition d’une direction : il construit une vision pour l’avenir (généralement lointain), ainsi que les stratégies capables de produire les changements nécessaires à l’accomplissement de cette vision.

Le management se prépare à réaliser son plan par l’organisation et le recrutement : il crée la structure organisationnelle et l’ensemble des emplois répondant aux exigences du plan, et recrute en conséquence les personnes qualifiées, auxquelles il communique le plan et délègue la responsabilité de l’accomplir. Puis il met des systèmes en place pour contrôler sa mise en œuvre. L’activité correspondante du leadership est l’alignement des troupes : il communique la nouvelle direction à ceux qui formeront des coalitions capables de comprendre sa vision et de la réaliser.

Enfin, le management assure l’aboutissement du plan par le contrôle et la résolution des problèmes : il confronte attentivement les résultats aux objectifs fixés, de manière à la fois formelle et informelle, par le biais notamment de rapports et de réunions, il identifie les écarts, puis il planifie et organise la résolution des problèmes. Pour le leadership en revanche, concrétiser un projet passe par la motivation et l’inspiration : il maintient les gens dans la bonne direction, quels que soient les obstacles qui s’opposent au changement, en faisant appel à des valeurs, à des aspirations et des émotions humaines fondamentales mais le plus souvent inexploitées.

Un examen plus approfondi de chacune de ces activités permet de mieux cerner les aptitudes que doit posséder un leader.

Définir une direction par opposition à planifier et budgéter

La fonction du leadership étant de produire du changement, définir la direction de ce changement est une de ses missions essentielles. Bien que l’on confonde souvent les deux, définir une direction ne veut jamais dire planifier, même à long terme. La planification relève du management ; c’est un processus déductif par nature et destiné à produire des résultats ordonnés, non un changement. La définition d’une direction est une démarche plus inductive. Un leader rassemble un large éventail de données et cherche à repérer des modèles, des schémas, des relations, qui permettent d’expliquer les choses. De plus, la définition d’une direction ne génère pas de plan, mais crée une vision, qui anticipe le devenir à long terme d’une industrie, d’une technologie, d’une culture d’entreprise, ainsi que la formulation d’une stratégie réaliste pour y parvenir.

La plupart des discussions autour de la notion de vision ont tendance à dégénérer en propos mystiques, suggérant implicitement qu’une vision est quelque chose de mystérieux que les simples mortels, même talentueux, ne peuvent espérer posséder. Mais définir une bonne direction pour une entreprise n’a rien de magique. C’est un processus difficile de collecte et d’analyse des informations Les gens capables de formuler de telles visions ne sont pas des mages mais des stratèges aux idées larges, prêts à prendre des risques.

Il n’est pas nécessaire non plus que ces visions et stratégies soient de brillantes nouveautés ; en fait les meilleures innovent rarement. Les visions efficaces ont souvent un caractère presque banal, et consistent généralement en quelques idées bien connues : la combinaison ou le schéma qu’elles forment entre elles peut être neuf, mais ce n’est pas toujours le cas.

Quand Jan Carlzon, PDG de SAS (société des lignes aériennes scandinaves), formula sa vision visant à faire de SAS la meilleure ligne aérienne du monde pour les voyageurs d’affaires, il ne dit rien qui ne fût déjà connu des opérateurs de cette industrie. Les hommes d’affaires voyagent plus régulièrement que les autres segments du marché, et sont généralement prêts à payer plus cher. Viser cette clientèle offre donc la possibilité de pratiquer des marges élevées, d’avoir un marché stable et une croissance importante. Mais dans une industrie plus connue pour son côté bureaucrate que son côté visionnaire, aucune compagnie n’avait jamais pensé à rassembler ces idées simples en une seule et à s’y consacrer sans tenter de « plaire à tout le monde ». SAS l’a fait, et ça a marché. Ce qui fait la valeur essentielle d’une vision n’est pas son originalité, mais sa capacité à servir les intérêts d’acteurs importants – clients, actionnaires, salariés – et à se traduire facilement en une stratégie réaliste et compétitive.

À l’inverse, une mauvaise vision tend à ignorer les besoins légitimes et les droits de ces acteurs, privilégiant, par exemple, l’employé sur le consommateur ou l’actionnaire ou inversement. Une des erreurs les plus fréquentes que commettent les entreprises sur-managées et sous-dirigées consiste à envisager la planification à long terme comme une panacée pouvant remédier à leur absence de direction et à leur incapacité de s’adapter à un environnement de plus en plus dynamique et compétitif. C’est mal comprendre ce que signifie définir une direction, c’est pourquoi une telle approche est vouée à l’échec. La planification à long terme exige toujours beaucoup de temps. Chaque fois qu’un événement imprévu se produit, il faut revoir le plan. Or dans un marché très actif, l’imprévu est la règle, et la planification à long terme peut devenir alors une activité extrêmement lourde, voire contre-productive. C’est pourquoi la plupart des entreprises performantes limitent la durée de leurs plans. En l’absence de direction, même la planification à court terme peut devenir un trou noir où s’engouffre une quantité de temps et d’énergie considérable. Sans vision ni stratégie capables de canaliser et de guider le processus de planification, chaque éventualité génère un plan. Dans ces conditions, la planification contingente peut durer indéfiniment, détournant le temps et l’attention de tâches autrement importantes, sans pour autant jamais fournir le sentiment de direction dont l’entreprise a désespérément besoin. Au bout d’un moment, le cynisme gagne fatalement les managers et le processus de planification dégénère en un jeu hautement politique.

C’est lorsqu’elle complète la définition d’une direction, plutôt qu’elle ne s’y substitue, que la planification remplit le mieux son rôle. Une planification compétente permet de contrôler et d’ajuster la direction définie à la réalité. De même, une bonne définition de direction permet de concentrer avec réalisme la démarche de planification autour d’un objectif donné. Elle aide à déterminer quelle forme de planification adopter et quelle autre bannir.

Aligner le personnel par opposition à organiser et recruter

Une des principales caractéristiques des entreprises modernes est l’interdépendance. En effet, personne ne jouit d’une autonomie totale, la plupart des salariés sont liés à un grand nombre d’autres, par leur fonction, la technique, les systèmes de gestion, la hiérarchie. Ces liens constituent un vrai défi lorsqu’une entreprise envisage de changer. À moins que l’ensemble des gens ne s’alignent et avancent dans la même direction, ils risquent de trébucher les uns sur les autres. Pour des cadres davantage formés au management qu’au leadership, l’idée de faire avancer les gens dans la même direction paraît être un problème d’organisation. Or il ne s’agit pas d’organiser les gens mais de les aligner.

Les managers organisent afin de créer des structures humaines capables de réaliser leur plan aussi précisément et efficacement que possible, ce qui requiert en général un certain nombre de décisions complexes. Une entreprise doit choisir une structure de travail et un système de relations hiérarchiques, recruter les personnes aptes à remplir les emplois définis, fournir une formation à ceux qui en ont besoin, communiquer le plan au personnel et décider quel pouvoir de décision déléguer et à qui. Il s’agit aussi de créer des formes d’incitation économique pour favoriser la réalisation du plan, ainsi que des systèmes pour en contrôler le déroulement. Les décisions d’organisation ressemblent assez aux choix d’un architecte : c’est une question d’ajustement à un contexte donné.

Aligner le personnel est différent. Il s’agit plus d’une démarche de communication que d’une démarche de conception. Tout d’abord, aligner le personnel demande de s’adresser à beaucoup plus d’individus que lorsqu’il s’agit de l’organiser. La population visée peut inclure non seulement les subordonnés, mais aussi les supérieurs, pairs, et d’autres salariés dans d’autres secteurs de l’organisation, ainsi que des fournisseurs, des représentants du gouvernement, ou même des clients. Toute personne qui peut favoriser la mise en œuvre de sa vision et de sa stratégie, ou au contraire l’entraver, est concernée.

Transmettre aux équipes votre vision d’avenir est aussi un problème de communication d’une toute autre ampleur qu’organiser celles-ci en vue de réaliser un plan à court terme. C’est aussi différent qu’un entraîneur de football qui décrit à ses joueurs comment aborder la mi-temps suivante, ou qui leur propose une stratégie totalement nouvelle pour la prochaine saison. Qu’il utilise une abondance de mots ou quelques symboles soigneusement choisis, il ne suffit pas qu’un message soit compris pour être accepté. Un leader doit aussi être crédible. Beaucoup de choses peuvent y aider : le contenu du message, le parcours, la réputation d’intégrité et la fiabilité de son auteur, la cohérence entre ses mots et ses actes.

Enfin, aligner les gens conduit généralement à leur donner beaucoup plus de pouvoir que le simple fait de les organiser. Une des raisons pour lesquelles certaines entreprises éprouvent beaucoup de difficultés à s’adapter à l’évolution rapide de la technologie et du marché, est qu’un grand nombre de leurs salariés se sentent privés de toute autonomie. L’expérience leur a appris que même s’ils perçoivent correctement l’évolution du contexte extérieur et y répondent d’une manière appropriée, ils sont à la merci d’un supérieur qui désapprouve leurs initiatives. Cette désapprobation peut s’exprimer de diverses manières : « C’est contraire à notre politique » ou « C’est hors de nos moyens », quand ce n’est pas tout simplement : « Taisez-vous et faites ce qu’on vous dit ».

Aligner les gens aide à résoudre ce problème en leur donnant du pouvoir d’au moins deux manières. Tout d’abord, lorsqu’une direction claire a été définie et communiquée à tous les échelons, les subordonnés se sentent moins vulnérables au moment de prendre des initiatives. Tant que leur comportement est conforme à la vision proposée, leurs supérieurs pourront moins facilement critiquer leur action. Ensuite, puisque tout le monde poursuit le même objectif, le risque est moindre de voir des initiatives bridées parce qu’elles s’opposent à celles de quelqu’un d’autre.

Motiver les gens par opposition à contrôler, et résoudre les problèmes

Puisque la fonction du leader est d’impulser le changement, il doit être capable de mobiliser les énergies afin de dépasser les blocages inévitables que suscite le changement. De même que la définition d’une direction permet d’orienter le mouvement dans la voie appropriée, et qu’un alignement réussi amène les gens à s’engager dans cette voie, une motivation efficace leur insuffle l’énergie nécessaire pour surmonter les difficultés. Suivant la logique du management, des mécanismes de contrôle comparent le comportement du système avec le plan fixé et déclenchent les mesures nécessaires si des écarts sont constatés. Dans une entreprise bien managée, cela veut dire par exemple que la planification fixe des critères de qualité raisonnables, que l’organisation conçoit une structure apte à réaliser ces objectifs, et un système de contrôle capable de repérer et de corriger immédiatement les défaillances.

Le manager contrôle les gens en les maintenant dans la bonne direction ; le leader les motive en veillant à satisfaire des besoins humains fondamentaux.

Pour la même raison que le contrôle est un aspect essentiel du management, une attitude hautement inspirée et motivée n’a pas sa place ici. Les processus managériaux doivent être aussi proches que possible du zéro-risque, zéro-défaut. Autrement dit, ils ne peuvent dépendre de résultats trop ambitieux ou aléatoires. Toute la raison d’être des systèmes et des structures est de permettre à des gens normaux de se comporter de manière normale et d’effectuer des tâches normales dans un contexte normal, jour après jour. Ça n’a peut-être rien d’excitant ou de glorieux, mais le management n’est rien d’autre.

Le leadership, c’est autre chose. Réaliser un grand dessein réclame de temps à autre un regain d’énergie. Motivation et inspiration dynamisent les gens, non pas en les maintenant dans la bonne direction, ce qui est la fonction des mécanismes de contrôle, mais en satisfaisant des besoins humains fondamentaux, tels que le désir de réussite, le sentiment d’appartenance, le besoin de reconnaissance, l’estime de soi, le souhait de maîtriser sa vie, et la capacité de vivre conformément à un idéal. De telles aspirations nous touchent profondément et suscitent une réponse puissante.

Un bon leader sait motiver de multiples façons. Tout d’abord, il formule toujours la vision de l’organisation d’une manière qui souligne les valeurs de ses interlocuteurs, qui valorise le travail de chacun. Le leader implique aussi fréquemment les gens dans les choix à faire pour réaliser la vision de l’entreprise (ou la part qui en revient à telle ou telle personne en particulier). Cela leur donne une sensation de maîtrise. Une autre technique de motivation consiste à soutenir les efforts des salariés en leur prodiguant entraînement, modèle, feedback, les aidant ainsi à évoluer professionnellement et à renforcer l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. Enfin, un bon leader sait reconnaître et récompenser les réussites, ce qui non seulement donne aux individus concernés un sentiment d’accomplissement, mais leur confirme qu’ils font partie d’une organisation qui se soucie d’eux. Une fois que tout cela est réalisé, le travail devient lui-même motivant.

Plus l’entreprise est marquée par le changement, plus leader doit motiver les gens à exercer eux-mêmes un leadership. Quand il y parvient, le leadership s’étend à toute l’organisation, les individus y occupent plusieurs fonctions de leadership du haut en bas de l’échelle ; ce qui est un énorme avantage, car gérer le changement dans un environnement complexe demande de mobiliser l’initiative d’une multitude de personnes. Bien sûr, un leadership émanant d’autant de sources ne converge pas toujours, il peut au contraire facilement devenir conflictuel. Pour que les multiples acteurs du leadership collaborent, l’action des individus doit être soigneusement coordonnée par des mécanismes différents de ceux qui coordonnent les rôles de management.

Promouvoir une culture du leadership

Malgré l’importance croissante du leadership dans la réussite des entreprises, l’expérience professionnelle de la plupart des gens semble compromettre le développement des qualités nécessaires à son exercice. Certaines entreprises n’en démontrent pas moins une capacité constante à produire des managers-leaders de premier ordre. Recruter des candidats ayant un potentiel en la matière n’est qu’une première étape. La gestion de leur plan de carrière est tout aussi importante. Les individus qui deviennent de grands leaders partagent souvent un certain nombre d’expériences professionnelles. Parmi les plus typiques et les plus significatives, on trouve le fait d’avoir été confrontés à des défis importants relativement tôt dans leur carrière. Les leaders ont presque toujours eu l’opportunité avant trente ou quarante ans, de diriger, de prendre des risques, et d’apprendre de leurs réussites comme de leurs échecs.

Un tel apprentissage paraît essentiel dans l’acquisition d’un large éventail de compétences propres au leadership. Il leur permet également d’expérimenter ses difficultés et sa capacité à produire du changement. Plus tard dans leur carrière, il se passe quelque chose d’également important qui concerne l’élargissement de leur vision. Les gens qui montrent des qualités de leader ont toujours eu la chance, avant d’occuper cette fonction, d’évoluer au-delà de l’horizon étroit qui caractérise la plupart des carrières managériales. C’est généralement le résultat de promotions latérales ou précoces à des postes à haute responsabilité. Parfois d’autres moyens interviennent tels que l’affectation à une tâche spéciale ou une formation poussée en management. Quel que soit le cas, l’étendue des connaissances ainsi acquises prouve son utilité dans les divers aspects du leadership, de même que le réseau de relations que ces expériences permettent d’établir à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. Lorsque suffisamment de gens bénéficient d’opportunités de ce type, les contacts qu’ils tissent entre eux permettent également d’établir les puissants réseaux informels nécessaires au soutien des initiatives de leadership.

Une des façons pour une entreprise de créer des leaders est donc de donner à ses jeunes salariés l’occasion d’éprouver leurs talents. Les entreprises qui se distinguent par la production de leaders performants s’attachent à laisser leurs jeunes salariés faire leurs preuves. Dans un grand nombre d’organisations, la décentralisation est la clé. Par définition, elle déplace la responsabilité vers le bas et par cette démarche, crée des fonctions comportant plus de défis aux échelons inférieurs.

De telles méthodes parviennent, pratiquement d’elles-mêmes, à préparer des individus à des postes de leadership en petites et moyennes entreprises. Mais former des gens à des missions plus importantes requièrent plus de travail de la part de l’encadrement, et sur une période généralement plus longue. La première étape consiste à détecter les individus à haut potentiel de leadership, tôt dans leur carrière, puis à identifier ce dont ils ont besoin pour développer et étendre leurs capacités. Encore une fois, ce processus n’a rien de magique. Munis de cette évaluation claire des candidats potentiels et de leurs besoins en formation, les cadres prennent alors le soin de planifier celle-ci. Parfois, cela passe par un plan de carrière prédéfini ou par un programme de formation des candidats à haut potentiel, souvent c’est même plus informel. Quel que soit le cas, l’ingrédient clé semble être une évaluation sensée des opportunités de développement adaptées aux besoins de chaque candidat.

 De telles stratégies contribuent à instaurer une culture d’entreprise où le personnel valorise un leadership fort et s’attache à le créer. De la même façon que nous avons besoin de plus de leaders dans les entreprises complexes d’aujourd’hui, nous avons besoin de plus de gens pour développer la culture propice à leur développement. Instituer une culture centrée sur le leadership est l’acte ultime du leadership.

Quelques exemples concrets

 Définir une direction : Gerstner

Lorsque Lou Gerstner devint président de la société Travel Related Services (TRS), la branche voyages d’American Express, en 1979, celle-ci devait faire face à un défi sans précédent au cours de ses 130 ans d’histoire. Des centaines de banques proposaient ou envisageaient d’introduire des cartes de crédits Visa et Master Card qui viendraient concurrencer la carte American Express. Plus d’une vingtaine d’organismes financiers pénétraient le marché des chèques de voyage. Dans un secteur en pleine maturité, un surcroît de concurrence tend à réduire les marges et stopper la croissance. Mais Lou Gerstner voyait les choses autrement. Avant de rejoindre American Express, il avait travaillé pendant cinq ans comme consultant auprès de TRS, sondant la branche voyages en perte de vitesse et l’activité carte bancaire en proie à une vive concurrence. Gerstner et son équipe posèrent les questions essentielles sur l’économie, le marché, la concurrence, et aboutirent à une compréhension profonde de l’entreprise. Dans le même temps, il se mit à construire une vision pour TRS qui n’avait plus rien à voir avec une entreprise vieille de 130 ans dans une industrie en pleine maturité.

La solution était selon lui de viser le marché mondial et, plus spécifiquement, la clientèle relativement aisée qu’American Express s’était toujours attachée à servir en produits haut de gamme. Il fallait segmenter encore davantage ce marché, en développant, par une politique agressive, un large éventail de prestations et de produits nouveaux, et investir en vue d’augmenter la productivité et de réduire les coûts. Ainsi TRS pourrait fournir le meilleur service possible à des clients aux revenus suffisamment confortables pour s’offrir beaucoup plus de produits TRS qu’auparavant.

Moins d’une semaine après son arrivée, Gerstner réunit les gens qui géraient la carte American Express et les interrogea sur les principes qui guidaient leur action. Ce qui lui permit de remettre en question deux croyances largement partagées, à savoir que ce service ne devait proposer qu’un produit unique, la fameuse carte verte, et que ce produit avait un potentiel de croissance et d’innovation limité.

Gerstner s’attacha rapidement aussi à développer une culture plus entrepreneuriale, à recruter et à former des gens qui s’y épanouiraient, et à leur communiquer clairement la direction générale. Il récompensait les prises de risque intelligentes, et bannissait l’esprit bureaucrate au profit de l’esprit d’initiative. Ensemble, ils corrigèrent à la hausse les critères de recrutement et créèrent le programme de management TRS sanctionné par un diplôme, qui offrait à des jeunes gens à fort potentiel une formation spéciale, riche en expériences, et en contacts étroits avec les décideurs. Toujours dans le but de favoriser la prise de risque au sein de TRS, Gerstner mit en place un programme Hautes Performances afin de reconnaître et de récompenser les services exceptionnels rendus au client, un principe central dans la vision de l’organisation.

Ces différentes formes d’encouragement débouchèrent bientôt sur de nouveaux marchés, produits et services. Les activités outre-Atlantique de TRS firent un bond spectaculaire. Dès 1988, les cartes AmEx étaient émises en 29 devises différentes (contre 11 seulement dix ans plus tôt). Cette branche mena une politique agressive en direction des femmes et des étudiants, deux segments du marché jusque-là négligés. En 1981, TRS combina les prestations de la carte avec celles de la branche voyages afin d’offrir à sa clientèle d’affaires un système unique pour gérer ses dépenses de voyages. En 1988, AmEx devint le cinquième plus gros opérateur de vente par correspondance aux Etats-Unis. En 1988, la compagnie se tourna vers les techniques de traitement d’image pour effectuer ses opérations de facturation, éditant un relevé mensuel plus pratique pour ses clients et réduisant les coûts de traitement de 25%.

L’ensemble de ces innovations eut pour résultat une hausse phénoménale de 500% des bénéfices nets de la société entre 1978 et 1987.

Aligner et motiver le personnel : Trowbridge et Crandall

 Eastman Kodak se lança dans l’industrie de la reproduction au début des années 1970, en proposant des machines hautement sophistiquées, qui se vendaient en moyenne 300 000 francs pièce. En l’espace de dix ans, cette industrie connut une forte croissance, approchant un revenu d’un milliard de dollars. Mais les coûts étaient élevés, les bénéfices difficiles à trouver, et les problèmes omniprésents. En 1984, Kodak enregistra une perte de 40 millions de dollars.

La plupart des gens dans l’entreprise étaient conscients de l’existence des problèmes mais ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur la manière de les résoudre. Aussi, dans les deux premiers mois qui suivirent sa nomination en tant que directeur général du département nouveaux produits, Chuck Trowbridge rencontra toutes les personnes clés qui pouvaient jouer un rôle décisif dans l’industrie de la photocopie. Un département particulièrement important était celui chargé d’organiser le développement et la fabrication, placé sous la direction de Bob Crandall.

La vision que Trowbridge et Crandall partageaient concernant le développement et la fabrication était simple : faire de la fabrication une activité de classe mondiale, et créer une organisation plus décentralisée et moins bureaucratique. Pourtant, ce message avait du mal à passer, parce qu’il constituait un revirement trop radical par rapport aux discours antérieurs, non seulement au sein de la branche reproduction, mais dans l’ensemble de Kodak. Aussi Crandall élabora de multiples supports aptes à véhiculer ce message, afin d’accentuer la nouvelle orientation et d’aligner les gens dans la bonne direction : réunions hebdomadaires avec ses douze principaux collaborateurs ; « Forums Produits » au cours desquels des employés différents de chaque département venaient le rencontrer ensemble, pour lui exposer les progrès récents, et les projets de nouvelles améliorations ; meetings « État du Département », où ses managers réunissaient tous les membres de leurs propres équipes.

Une fois par mois, Crandall et tout son personnel rencontraient 80 à 100 personnes d’un autre département pour aborder toutes les questions qu’ils désiraient. Plus tard, il créa la structure des « Business Meetings », où ses managers rencontraient 12 à 20 personnes autour d’un sujet précis, tel que l’inventaire ou le plan directeur. Son but était que ses 1 500 employés participent au moins à l’une de ces réunions ciblées chaque année.

Trowbridge et Crandall utilisèrent aussi la communication écrite pour promouvoir leur cause. Les employés recevaient un bulletin mensuel de 4 à 8 pages sur l’industrie de la photocopie. Un programme appelé « Lettres de dialogue » permettait aux employés de poser des questions anonymement à l’équipe de direction, en ayant la garantie d’une réponse. Dans le couloir principal, près de la cafétéria, de grands panneaux illustraient de manière vivante, les progrès de la qualité, des coûts, des délais de livraison, comparés à des objectifs ambitieux. Des centaines de versions réduites de ces panneaux étaient dispersées un peu partout dans le service fabrication, indiquant le niveau de qualité et de coût atteint par différentes équipes.

Les résultats de ce processus intensif d’alignement commencèrent à apparaître dans les six mois suivants, et se firent sentir plus nettement encore par la suite. De 1984 à 1 988, les défauts par unité tombèrent de 30 à 0,3. Sur une période de trois ans, les coûts d’une gamme d’appareils diminuèrent de presque 24 %. Les livraisons à date prévue passèrent de 84% à 95 % en 1987. Les niveaux de stocks chutèrent de plus de 50 % malgré l’augmentation du volume de production. Et la productivité, mesurée en unité par employé de fabrication fit plus que doubler entre 1985 et 1988.

L’ensemble de ces distinctions et stratégies ne s’applique pas qu’aux grands groupes et équipes nombreuses. Même dans une entreprise aussi particulière que peut l’être un cabinet dentaire, dont la vocation soignante ne saurait être éclipsée par l’impératif de rentabilité, un équilibre entre management et leadership, une direction claire et réfléchie fondée sur une vision commune, un alignement et une motivation constante du personnel, une culture du leadership et une délégation valorisante des responsabilités demeurent la clef d’une activité florissante, permettant à l’ensemble de l’équipe de se consacrer à sa patientèle plus sereinement et plus entièrement.

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